Interview de Jacques Tang : leçon d’un homme sous la pluie

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Blogueur passionné de webmarketing, de vin et de gastronomie, entrepreneur récidiviste, Jacques Tang est une figure emblématique du “do it yourself” version professionnelle.

Jacques est atteint de myopathie. Il a pourtant derrière lui une longue carrière professionnelle : étudiant à Paris 1, auditeur à la caisse des dépôts et consignations, associé d’une agence de marketing spécialisée en Tourisme, puis consultant en marketing web. Entre autres.

Un expérience riche et... adaptée : non pas aux opportunités professionnelles offertes aux personnes en situation de handicap, mais à son propre rythme, le seul qui compte à ses yeux.

Après de nombreuses années d’effervescence parisienne, Jacques est venu “ralentir” dernièrement en région bordelaise, où il exerce son métier en télétravail. Nous avons eu le plaisir de le rencontrer le temps d’une longue conversation informelle, au cours de laquelle se sont mêlées considérations improvisées, questionnements de fond et “coups de pieds dans la fourmilière” des idées reçues :

Qui conduit votre vie professionnelle : vous ou votre handicap ?

Disons que c’est comme sur une route : si vous quittez la surface goudronnée, la situation devient très vite inconfortable. Comme tout le monde, je conduis dans un périmètre de contraintes. Le mien est, disons, un peu plus restreint. Je conduis donc... différemment.

Lorsqu’on est atteint d’un handicap, on a en toute chose des limites. Or, l’espace de “bon” fonctionnement d’une société se construit en fonction d’une norme des limites.

Par exemple, l’être humain ne sachant voler, je ne rencontre pas de situation dans laquelle mon incapacité à voler est un problème. On ne me considère pas comme handicapé quand il s’agit de voler.

Il se trouve que ma norme sort du cadre des limites traditionnelles du corps humain : tout le monde sait monter un escalier. C’est là que ça se complique pour moi.

Je dois donc “caler” ma norme dans un périmètre d’action prévu pour d’autres.

Considérez-vous votre handicap comme un obstacle à votre vie professionnelle ?

Je ne le vois pas comme cela : c’est une somme de contraintes à prendre en compte dans la formalisation de nos objectifs professionnels. Pour reprendre l’exemple cité plus haut, il ne viendrait à personne à l’idée de chercher un travail nécessitant la capacité de voler. De la même manière, je bannis de mes objectifs professionnels les situations dans lesquelles je dois monter un escalier.

Pour être plus concret, travailler dans des conditions de handicap demande une hygiène de vie très stricte. Je n’ai ni l’énergie, ni la résistance, ni la capacité de récupération des “valides”.

Au fil des années, j’ai donc crée un écosystème de travail très cadré, dans lequel j’évolue suffisamment confortablement pour fournir un travail efficace. Toute les tâches de ma journée sont rationalisées en fonction de l’énergie consommée, et organisées de façon à économiser au maximum cette dernière. Ma journée de travail est une suite de process optimisés, qui réduit l’improvisation. Je fonctionne en consommation d’énergie autogérée, si vous voulez.

Si je respecte cette hygiène, mon handicap n’est pas un obstacle au travail que j’ai défini dans mon périmètre.

Je pense que la plus grande qualité professionnelle chez une personne physiquement handicapée est sa faculté à contourner les obstacles.

On parle beaucoup de discrimination à l’embauche des personnes handicapées, comment percevez-vous cela ?

Je suis d’origine chinoise, gaucher et myopathe. Croyez-le ou non, c’est d’être gaucher dont j’ai le plus souffert. Je fais partie d’une génération de “contrariés”, à qui on a forcé l’apprentissage “à droite”. Jusqu’à l’âge de 11 ans, j’étais convaincu que tous les chinois étaient gauchers, et que je devais écrire de la main droite pour m’intégrer. Je suis aujourd’hui ambidextre, ce qui me fait une belle jambe… Un comble pour un myopathe.

Jacques Tang enfant

Plus sérieusement, je n’ai pas perçu au cours de ma vie de discrimination professionnelle liée à mon handicap. Les gens sont globalement plutôt bienveillants, quoique totalement ignorants. Tout le monde sait que je suis myopathe, personne ne sait en quoi cela consiste.

Là se trouve probablement le terreau de la discrimination :

Je ne sais pas ce que c’est, alors dans le doute…

Je ne pense pas avoir jamais perçu mon handicap comme un frein à ma carrière. Toutefois, je ne suis pas un bon exemple dans la mesure où j’ai été la plupart du temps mon propre patron : la question délicate de la pérennité de l’emploi de la personne handicapée et du “risque” de l’embauche se pose moins.

En tant qu’entrepreneur, ma position est de convaincre et satisfaire mes prospects et clients. J’en convaincs certains, d’autres non. Dans l’entreprenariat, seule la compétence et la capacité à “faire du business” compte. Si je fais correctement ce que je vends, je travaille. La voie de l’entreprenariat est difficile, mais elle permet de créer ses propres règles.

En revanche, je peux vous donner le point de vue de l’employeur que j’ai été. L’employeur est pragmatique, il va à l’essentiel. Quand il embauche, c’est pour un besoin précis. En employant une personne, il doit pouvoir répondre facilement et rapidement à ce besoin, sans perdre d’argent. Il m’est arrivé de souhaiter faire travailler des personnes handicapées. A l’époque (les choses ont peut-être changé), l’infrastructure administrative était tellement lourde, tellement complexe, tellement rigide, que le temps passé dans les démarches équivalait à celui que je passais à faire le job moi-même ! On était dans une discrimination administrative, finalement : si les démarches d’embauche de personnes handicapées sont plus complexes que celles de personnes valides, les premières n’ont, de fait, pas les mêmes chances. Forcement.

Si ce n’est plus le cas, c’est tant mieux. Mais l’idée reste encore très ancrée dans les esprits. Et je vois ne vois pas beaucoup passer de d’informations contraires… Dans la même idée, on entend souvent dire que les “handicapés sont impossibles à virer”. Mythe ? Réalité ? Où se trouve l’information ? Qui confirme, qui détrompe ? Cela rejoint ce que l’on abordait plus haut : l’ignorance. Or, si l’employeur n’a pas un accès facile à l’information juste, il conserve toujours le mauvais scénario, “dans le doute”.

Quels conseils donnez-vous aux jeunes handicapés qui veulent intégrer le monde du travail ?

Une image plutôt qu’une grande explication :

Imaginez que vous êtes en plein milieu d’une grande place. Tout à coup, une averse. C’est la panique, tout le monde court se réfugier. Vous, vous restez seul, au milieu de la place, sous la pluie.

Deux attitudes se présentent à vous :

  • Pleurer
  • Faire avec et avancer

Le malheur est dans l’attitude, cela vaut pour tout le monde : on ne fait rien en pleurant. Vos contraintes de vie sont un excellent atout pour apprendre à relativiser les choses et aller à l’essentiel :

Quand le vent fait claquer les volets, certains écoutent les volets, d’autres écoutent le vent.

Chaque handicap engendre un rythme de vie, un rapport au Monde différent, qui vous permet de développer des qualités spécifiques : la fiabilité, l’implication, la motivation, le “bagout”, l’humour, la confiance, l’écoute, la minutie, l’organisation, la vision stratégique, la capacité de synthèse, le recul, le perfectionnisme, etc.

Autant de qualités extrêmement utiles en entreprise !

Tout est une question de regard : celui qu’on vous porte, mais également celui que vous vous portez : si vous savez ce que vous valez, si vous savez dans quels contextes professionnels votre différence est un atout, vous avez déjà de bonnes cartes en main.

Le regard, justement, comment le faire changer ?

Accompagner un bouleversement culturel “structurel” prend du temps : il ne suffit pas de “dire” à un peuple qu’il faut changer de regard. Le dire, c’est bien, cela génère doucement une prise de conscience. Mais s’il fallait attendre…

La culture est ancrée dans plusieurs générations, et pour faire bouger les choses à l’échelle “humaine”, il faut “faire”, il faut “interdire”, il faut “imposer”. Si vous regardez autour de vous, notre démocratie “fait”, “interdit”, et “impose” un certain nombre de choses quand elle considère qu’il y va de son propre ADN. Notre ADN en France, rappelons-le, s’articule autour de trois mots : “Liberté, Egalité, Fraternité”. Il semble que face à l’emploi, les personnes handicapées ne sont pas concernées par ces trois mots. Ils sont pourtant citoyens.

La Loi de 2005 a ouvert la marche. Si on me demande si elle a du sens, je réponds sans hésiter : “oui, aussi longtemps qu’elle n’est pas respectée !”. S’il faut une loi pour faire respecter notre ADN, appliquons-là, c’est le principe même de la loi ! On ne se demande pas s’il est juste d’envoyer un criminel en prison, pourquoi faut-il se demander s’il est juste de faire respecter les quotas ? Je suis citoyen français, la loi me donne des droits. Aussi longtemps que ces droits ne sont pas respectés, une loi doit s’appliquer. C’est simple.

Cela peut sembler théorique mais pour moi c’est concret : chaque situation du quotidien me place dans le paradoxe du handicap : j’appartiens à une société fondée sur le concept d’entraide, dont l’essence est de permettre à ses membre de vivre ensemble. Je lui donne autant que les autres, et j’ai grandi en son sein.

Pourtant, prenons l’exemple du fauteuil roulant : certains bureaux sont interdits (80cm de large, ça passe, 70cm ça passe pas...). Ou mieux, l’usager ne peut pas aller aux toilettes parce que la porte s’ouvre sur l’intérieur (essayez de fermer la porte une fois que vous êtes dedans…). Moi, je n’ai pas de fauteuil :w on me propose une belle rampe d’accès fauteuils de 25m, mais les trois marches, elles, n’ont pas de rampe ! Chaque situation a ses “petits” exemples qui créent très concrètement l’inégalité et la discrimination au quotidien.

Pour faire changer les choses, il faudrait donc commencer par intégrer dès l’amont d’un quelconque projet l’idée qu’une partie de la population est handicapée : il ne s’agit pas d’une problématiques de coûts, mais de la prise en compte d’autrui dans sa diversité.

Une idée pour notre prochain article ?

Certains comportements, très répandus, sont tolérés dans le travail bien qu’ils soient totalement contre-productifs, parfois dangereux, et qu’ils détruisent la compétence de l'entreprise : stupéfiants, drogues, alcool, conduite à risque, etc.

On tolère ces comportements, on ne tolère pas le handicap. Que penser ?

A qui voudriez-vous adresser un message “phare” ?

Je m’adresserais aux entrepreneurs : pour la plupart d’entre-vous, vous savez que votre position vous donne une responsabilité vis-à-vis des personnes qui dépendent de vous. Vous savez peut-être moins votre pouvoir sur l’ensemble de la société. Vous disposez d’une force en libre arbitre pour faire bouger les choses : bougez les. Il s’agit d’un devoir moral !

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